On achève bien les chevaux...
Ils entrent.
Et l’odeur est comme un uppercut qui les cueille à l’angle de la mâchoire, de son indicible violence. Pendant une seconde, ils sont sonnés, hésitants, incrédules. Puis, presque en se jouant, l’odeur les rattrape, s’insinue aux naseaux. Alors la fuite les saisit à son tour, sauvagement, aux tripes, et plus profondément encore, à l’instinct. Elle les envahit et les possédant tout entiers, les rends fous. Ils ruent, renâclent, se débattent, se cabrent, leur chair se rebelle dans chacun de ses atomes terrifiés et leurs yeux roulent déments dans leurs orbites immenses. L’odeur. Ils la sentent pour la première fois, mais ils savent. Ils savent.
Notre troupeau naïf entre.
Et l’odeur. L’odeur. L’expiration chaude, humide, douceâtre, presque sensuelle, de la Mort. Ses moiteurs intimement mêlées, d’hémoglobine, de tripaille bleue répandue partout, contenue en containers, de sueur et de peur. Hammam morbide et effarant. La gueule de la Mort est carrelée d’un blanc chirurgical, en milliers de dents étincelantes, du sol au plafond. Ici, c’est un lieu extrême, un lieu de nudité, où se livre le combat éperdu perdu d’avance de la Vie contre la Mort. Ultime bataille, baroud d'horreur. La Vie qui finit toujours par gicler, au propre comme au figuré, beau rouge profond sur les dents céramiques.
Je suis entrée aussi.
L’odeur. Viole ma bouche, compisse ma langue, puis force ma gorge comme un sexe immonde impossible à avaler. Je déglutis douloureusement. Les ailes de mon nez battent désespèrement, papillon prisonnier de cette toile glauque. Mon diaphragme s’arc-boute, danse une gigue hystérique, je grince des dents à trop les serrer pour ne pas dégueuler ce qui est entré en moi. Apnée. Les veines de mon cou palpitent à lézarder ma peau, tandis que mon sang roulant l’effroi tabasse mon organe moteur. L’odeur me pénètre toujours, entièrement, totalement, par tous les orifices, tous les pores, me possèdant jusqu’à l’écoeurement. Je sens la fuite dans un seul frisson m’envahir, m’attraper par les boyaux rétractés. Et ma Raison qui d’un coup, voudrait s’émanciper, écartèle mes yeux de dégoût écarquillés.
Voilà l’homme au trocart. Quel est le nom de son métier ? Bourreau ? Assassin ? Non, juste boucher. Il pose le canon du pistolet sur le front de la bête, une détonation, une seule. La tige d’acier perfore le crâne. Mort instantanée. Il ne regarde jamais leurs yeux, sinon il ne pourrait pas les tuer qu’il dit. « Vidange » sous nos yeux hallucinés d’un boeuf qui ne joue pas au « cochon pendu ». Le sang chaud, tout ce sang, tellement de sang, jaillissant à gros bouillons de la jugulaire tranchée. Là, un autre fendu en deux à la tronçonneuse. Faible chair sous la morsure du métal. Partout, tout autour de nous, la chair devenue viande.
Je ne me suis pas enfuie. Je suis restée, dégoulinante de nausée, mais je suis restée. Les jambes en coton froissé, mais je suis restée. Parce qu’il fallait que je regarde. Tout. Jusqu’au bout. Comme un devoir de savoir, le dantesque des abattoirs…